• La modernisation rurale au Maroc - 1946 - Fernand Joly

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    - Fernand Joly - Annales de géographie - Année  1946  Volume  55  Numéro 299 pp. 210-213

    Fernand Joly Annales de géographie   Année  1946  Volume  55  Numéro  299  pp. 210-213

    LA MODERNISATION RURALE AU MAROC

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    Le Maroc est un pays essentiellement rural ; les huit dixièmes des Marocains sont des paysans. Mais cette économie rurale est anachronique. Sous l'autorité de ses chefs traditionnels et de ses assemblées locales de « notables » — entendez de riches — , les jemaâs, le Maroc ancien vivait en économie fermée. Sauf de rares exceptions, tout produit du sol était consommé par la famille du producteur ou par ses voisins immédiats. Mis violemment en contact avec l'économie moderne, le rural marocain vit brusquement s'accroître ses besoins d'échanges avec l'extérieur et, faute d'expérience, il devint vite la proie des courtiers plus ou moins honnêtes qui, rassemblant les céréales, la laine, le bétail ou les œufs, les achetaient au plus bas cours et vidaient les réserves des tribus. Le pire est qu'en mauvaises années ces réserves devinrent insuffisantes pour assurer l'alimentation et même les semailles : livrés aux usuriers, nombre de ruraux furent dépouillés de leur terre. On assista ainsi à une prolétarisation des campagnes, le petit propriétaire devenant khammès — c'est-à-dire métayer — ou même ouvrier agricole, et, parallèlement, à un exode vers les villes, dans l'espoir de salaires plus élevés. Avec l'accroissement sensible et continu de la population marocaine (4 229 000 hab. en 1921, 5 364 000 en 1931, 6 245 000 en 1936, près de 8 millions en 1946), l'insuffisance de la production au regard de la consommation est devenue chronique. Et si, faute de moyens de stockage, le Maroc d'avant-guerre exportait en moyenne 2 millions de qx de céréales par an, c'était en grande partie au prix d'une grave sous-alimentation des populations campagnardes. La guerre n'a fait qu'aggraver cet état de choses en provoquant une baisse des emblavures au moment où de mauvaises conditions climatiques entraînaient une chute vertigineuse du rendement. La situation devint assez inquiétante en 1944 pour que les pouvoirs publics se rendissent compte officiellement que le Maroc ne pouvait être considéré comme un pays normalement exportateur de céréales, puisque, une année sur deux, il n'était même pas en mesure de pouvoir se nourrir. Ceci reconnu, il fallait accroître la production globale de l'agriculture marocaine en jouant surtout sur la production indigène, puisque aussi bien elle représente environ 91 à 92 p. 100 des récoltes. Or, l'agriculture indigène souffre de maux variés et peu aisés à guérir. La technique est antique et le travail à l'araire ou à la houe ne permet pas de faire face aux irrégularités du climat ; les rendements, toujours faibles (4 à 6 qx par ha. pour le blé dur, 6 à 8 pour l'orge, 3 à 9 pour le blé tendre, 3 à 7 pour le maïs), sont extrêmement instables. L'emploi de l'araire, tiré par deux bêtes, enferme le paysan marocain des plaines atlantiques dans des cadres sociaux immuables et lie par le contrat de kham- messat — de métayage — le propriétaire de l'araire au propriétaire du champ. De plus, un tel attelage à deux bêtes, irrationnel et déficient, ne peut, en temps utile, remuer plus de 10 ou 12 ha. ; le propriétaire marocain est ainsi amené à prendre autant de métayers qu'il a de fois 10 ou 12 ha. à mettre en valeur ; les terres des grands propriétaires sont donc travaillées dans des conditions techniques semblables à celles qui régentent l'exploitation du petit propriétaire à faire-valoir direct ; c'est là un fait de première importance, qui annule, sur le plan de la production, l'avantage essentiel de la grande propriété : l'adaptation possible au progrès technique. Enfin, l'instabilité des rendements entraîne l'instabilité des revenus ; d'où l'obligation, pour le paysan, de trouver des ressources complémentaires, négativement par la sous-alimentation, positivement par l'émigration, le métayage, le salariat ou l'emprunt à des taux usuraires, qui engage les biens et les récoltes ; l'instabilité des revenus accentue l'instabilité rurale et la prolétarisation des campagnes.

    On a essayé de bonne heure divers remèdes qui, malgré des succès partiels, ont tous, en définitive, échoué. La création de Sociétés indigènes de Prévoyance (S. I. P.) permit d'aider les paysans par des prêts en argent ou en nature et de les soustraire, dans une certaine mesure, au fléau de l'usure. Disposant de silos où les récoltes étaient entreposées, elles contribuèrent à gêner les manœuvres des spéculateurs et à stabiliser les cours des céréales. Elles encouragèrent aussi le développement de la petite hydraulique agricole et le perfectionnement des méthodes de culture, notamment par l'introduction, quand elle était possible, de charrues en fer. Élargissant leur action, les S. I. P. se préoccupèrent même de fixer les populations rurales : c'est ainsi qu'à Madagh, près de Berkane, dans le Maroc Oriental, 243 lots familiaux de 2 ha. 1/2 chacun, dotés de charrues en fer et d'attelages appropriés, furent créés sur des collectifs incultes. En fait, on comptait trop sur l'exemple qu'offraient aux fellahs les résultats obtenus par la colonisation, et sur l'action paternaliste des moniteurs officiels d'agriculture. Les espoirs furent déçus quand on vit les Marocains abandonner charrues et machines au bord des champs pour retourner à leur vieil araire, quand on vit les cultures négligées dès le départ des moniteurs. Une autre expérience, apparemment plus réussie, fut tentée sur l'initiative d'un contrôleur civil dans le Tadla méridional, dans la plaine des Beni-Amir ; un Office créé en 1941 se donna pour tâche de faire bénéficier le paysan marocain des bienfaits des grands travaux d'irrigation, jusqu'alors trop exclusivement réservés à la grande colonisation européenne ; 25 000 ha. de coton, de luzerne et d'arbres fruitiers tranchent aujourd'hui violemment avec la nudité du voisinage. Mais toutes ces expériences, réalisées par des méthodes autoritaires, n'ont pas touché le fond du problème : si les conditions de vie se sont améliorées, c'est uniquement grâce à un emploi plus rationnel de l'eau ; ni la technique, ni les conditions sociales ne se sont transformées, et les causes profondes du mal subsistent. On a cru pouvoir agir sur un des facteurs de la vie rurale sans toucher aux autres : on a fourni des charrues sans fournir les attelages, on a montré des méthodes nouvelles sans édu- quer le paysan, on a demandé au fellah un effort sans augmenter son niveau de vie ni sa ration alimentaire, on a imposé, sans explications, l'abandon des pratiques agraires traditionnelles. En un mot, on a cru pouvoir moderniser sans changer la structure sociale : c'est la raison profonde de l'échec.

    Le Conseil Supérieur du Paysannat, créé par arrêté présidentiel du 5 décembre 1944, et son Secrétariat permanent ont mis au point une formule nouvelle. Pour lui, et c'est une vérité sur laquelle bon nombre d'économistes marocains ont déjà attiré l'attention, l'agriculture indigène a atteint un stade d'équilibre entre la technique, les conditions climatiques et les conditions sociales tel que, sous sa forme actuelle, cette agriculture n'est plus perfectible. On ne saurait rompre cet équilibre, en modifiant l'un de ses facteurs, sans provoquer de graves répercussions sur tous les autres : comment substituer la charrue en fer à l'araire sans changer l'attelage ? comment nourrir des bêtes de trait fortes sans prairies artificielles ? comment réaliser ces prairies artificielles sans équipement hydraulique, sans une spécialisation régionale de la production, sans évolution de la mentalité paysanne elle-même ? L'action doit donc être une action de synthèse : c'est le premier principe de modernisation du paysannat. On introduira un nouvel outil, le tracteur ; mais, en même temps, on transformera le milieu social par l'instruction obligatoire, le contrôle médical, l'assistance sociale, l'établissement de l'état-civil ; la main-d'œuvre libérée par la machine sera employée à l'aménagement du milieu : construction de pistes, de seguias, de fontaines, de moulins, de villages ; on encouragera l'artisanat et on créera une industrie rurale ; on préparera une organisation démocratique des campagnes en substituant l'autorité d'une jemaa élue à l'autorité traditionnelle des caïds et des chiours. De plus, il ne convient pas d'envisager une évolution lente, une transformation progressive continue. Rien ne sert de temporiser. Pas de demi-mesures qui seraient mal comprises. L'action doit être une action de choc : c'est le second principe ; on passera donc sans transition de l'araire au tracteur. Ainsi la modernisation du paysannat dépasse le cadre d'une simple amélioration technique ; son but est beaucoup plus vaste : elle vise à rénover tout le milieu économique marocain en partant de l'émancipation du milieu rural qui est son. élément fondamental.

    La cellule de modernisation rurale conçue selon ces principes est le Secteur de Modernisation du Paysannat (S. M. P.), créé par le dahir du 5 juin 1945, plusieurs mois après le début de l'expérience. Le S. M. P. est un cadre financier autonome, un cadre juridique qui jouit de la personnalité civile, et un cadre de gestion comportant actuellement trois éléments : l'administration, confiée au contrôleur civil et au caïd ; la maîtrise, composée d'un petit nombre d'Européens ; le Conseil d'administration, destiné dans l'avenir à englober les deux premiers, et qui, formé par les délégués élus de la communauté, dirige l'exploitation. Le S. M. P. est aussi un cadre d'équipement social et un cadre économique doté d'une école, d'une infirmerie, d'ateliers et de moyens mécaniques courants. Une Centrale d'équipement agricole du Paysannat, qui a son siège à Rabat, dispose du matériel lourd et coûteux (tracteurs de défrichement, bulldozers, etc.), l'achète, le répare et le répartit selon les besoins entre les différents S. M. P. ; elle peut effectuer dans tout le Maroc des travaux agricoles à façon.

    Le programme établi en 1945 était vaste par rapport aux moyens dont on disposait, insuffisant par rapport à la superficie à moderniser. Chaque S. M. P. couvrant en moyenne 2 000 ha., à réaliser en quatre ans, on prévoyait la progression suivante : lie année, 5 S. M. P., 2 500 ha. ; 2e année, 15 S. M. P., 12 000 ha. ; 3e année, 30 S. M. P., 37 500 ha. ; 4* année, 60 S. M. P., 92 500 ha. ; 5e année, 110 S. M. P., 200 000 ha., etc., soit, en 8 ans, 440 000 ha., le 1/10 environ des superficies cultivables du Maroc. D'ores et déjà, grâce à l'arrivée de matériel américain, grâce aussi à la construction sur place de matériel agricole dans les établissements militaires « reconvertis », les prévisions sont dépassées. En janvier 1946, cinq S. M. P. fonctionnaient au Maroc :

    1° Celui des Ouled-Gnao, près de Beni-Mellal, dans le Tadla, sur 2 500 ha. de terres collectives ; les céréales occupent maintenant la place du jujubier défriché ;

    2° Celui des Dkhissa, près de Meknès, sur collectifs ;

    3° Celui des Triffas, près de Berkane, dans le Maroc Oriental, exploité en coopérative sur petites propriétés et comprenant les anciens lots de Madagh, cités plus haut

    4° Celui d'El Kelaa des Srarhna ; collectifs en voie de défrichement, constitution d'une vaste pépinière et de bergeries modèles ;

    5° Celui d'El Hajeb, près de Meknès, comportant 700 ha. de cultures sur collectifs et des bergeries collectives.

    Les S. M. P. nourrissaient déjà 1 500 travailleurs marocains ; les conseils d'administration fonctionnaient normalement et la maîtrisé ne comprenait que 15 Européens ; quatre S. M. P. sur cinq avaient leur école ; les infirmeries étaient partout en activité, servies par un médecin, 10 infirmiers et 2 assistantes sociales ; l'état-civil était organisé aux Dkhissa et aux Ouled-Gnao ; seul le programme d'habitat était en retard, faute de matériaux.

    Sur le programme de 1946, qui prévoit 15 S. M. P. nouveaux et 12 000 ha. mis en valeur, la situation, en juin, est la suivante : les défrichements ont été accélérés sur les S. M. P. existants et 7 S. M. P. nouveaux ont été créés :

    1° Celui de Souk-et-Tleta du Gharb, essentiellement céréalier;

    2° Celui d'Erfoud, dans le Tafilalet, où sera organisée, sur le mode coopératif, la production des dattes, avec centre de conditionnement, et cultures complémentaires de tabac, henné, etc., et petit élevage;

    3° Celui des Aït-Ayach, près d'Immouzer, dans la région de Fez ; céréales irriguées sur les riches terres du Sais ;

    4° Celui de Teroual, près d'Ouezzane, en coopérative fruitière ; agrumes, oliviers; figues, raisins et prunes séchées ;

    5° Celui de Had Kourt, dans le Gharb, céréalier;

    6° Celui des Aït-Atmane, près de Meknès ; céréalier ; directeur marocain ;

    7° Celui de Skoura, sur l'oued Guigou, en plein pays berbère, orienté vers la production fruitière, le maraîchage, la luzerne et les céréales.

    L'organisation de la modernisation du paysannat est en outre assez souple pour n'être pas statique, assez plastique pour prendre diverses formes. Dès maintenant, des activités complémentaires accompagnent la valorisation et l'équipement social. Un dahir du 8 février 1945 a institué le « bien de famille », fonds nécessaire 4 la subsistance du «chef de famille », évalué à 1 ha. 1/2 en terrain irrigué, à 75 ares en terrain complanté, inaliénable et inlouable ; cette institution a pour but de lutter contre l'usure et de retenir à la campagne la population rurale. Un autre dahir replace les S. I. P. dans leur rôle exclusif de banquiers ruraux et ouvre leurs conseils d'administration aux délégués élus des fellahs sociétaires et des collectivités. On songe enfin à favoriser la réalisation de contrats de valorisation entre les paysans marocains et les colons disposant d'un surplus de moyens mécaniques et à multiplier les coopératives de production auxquelles on fournirait des charrues, des attelages, du fourrage et des ateliers ruraux ; ces cellules nouvelles, véritables S. M. P. préparatoires, seraient munies de tout l'équipement social du S. M. P. ordinaire, et seraient automatiquement incorporées au système général au fur et à mesure des fournitures en moyens mécaniques.

    Fernand Joly.

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