• Une journée au souk rural de Ribat El Kheir

    Une journée au souk rural de Ribat El Kheir

    D'un étal à l'autre, un peu de sorcellerie ou des jeux
     
    · Le souk, une fameuse école de commerce

    · De la pauvreté comme on ne peut pas l'imaginer en ville


    Le souk est plein, bondé. De tout, il y a vraiment de tout et il grouille de gens de toute allure. Ils viennent de toute la région et sont principalement berbérophones. Ribat El Kheir est le centre de ralliement de tous les douars avoisinants (Tafert, Tametroucht, Bni Abdelaziz, Oued Igrane, Tassra, Tisserouin, Zerarda, Oued Elhmer, Tichout Tibawen, Lariab, Zawiya, Ouawrakhssen, El Kelaâ, Tinet). 
    Pour la plupart, les affaires du souk du lundi assurent la vie (ou la survie) pour tout le reste de la semaine. Chaussures, habits, tissus, légumes, fruits, bétail, poissons, poules, herbes, quincaillerie, sorcellerie, matériel agricole, de la contrebande aussi… Les couleurs chatoyantes concurrencent des odeurs enivrantes… et d'autres à faire vomir. La superficie dédiée au souk avoisine les 5.000 m2. Elle est compartimentée selon la nature du commerce. Ici, espace pour vente et achat de bétail, là pour le poisson. Les poules ont leur coin. Plus loin, il y a les tissus et l'habillement, ailleurs, les légumes et les fruits. Au souk du lundi, ce n'est pas le souk: tout est bien rangé, les marchands soignent particulièrement leurs étals, veillant à ce que carottes, oignons ou choux soient bien alignés. Il y a même un parking où les gens peuvent mettre leurs ânes, le temps de faire leurs emplettes. Les vendeurs arrivent dès dimanche soir pour commencer l'aménagement de l'espace. Ils passent sur place toute la nuit et la journée du lundi. L'espace redevient désert vers 15 heures, avec pour seuls témoins du passage des foules, des immondices plein la vue.
    La nature a horreur du vide. Quand le social ne fait pas son travail, ou quand le réconfort laisse la place aux regards intransigeants d'une société aux codes stricts, la sorcellerie de souk brille de tous ses feux. Elle est jeune et tient fermement son micro: “A tous ceux qui n'arrivent pas à avoir d'enfants, qui ont des enfants difficiles, qui n'arrivent pas à se marier, qui ont des problèmes d'argent, qui ont des problèmes au travail... ceci est pour vous. Entre vous et moi il n'y a que Dieu. Contre les sionistes et les mécréants je prie. Ceci vous aidera. Vous n'êtes pas obligé de me croire. 
    10 DH le ftouh (genre de mise de départ)... Qui commence, qui veut que je lui accorde un entretien? Pour lui dire ses maux et son avenir. Dieu m'en est témoin, cette (impossible à traduire en français, espèce d'herbe, ou de bkhour...) je l'ai faite moi-même. Une patte de fourmi rouge, de l'eau de l'océan aux 7 vagues, l'eau du puits, une patte de scorpion (...) , 44 fois j'ai prié dessus. Ne croyez pas les vendeurs de achoub (herbes?)... si ce n'est pas comme cela, ce n'est pas bon”. La femme montre ce que les gens ne doivent pas acheter et ce qu'elle a confectionné et qui, seul, est bon. Elle reprend à peine son souffle: “Dieu est entre vous et moi. Ces 10 DH disparaîtront, vous les oublierez et je les mangerai vite. Il ne restera que ce que Dieu a voulu... Qui commence?”
    Cette jeune femme, djellaba beige et voile turquoise, a le regard sûr et dur. Elle se lance dans une tirade digne des meilleurs coachs. Du souffle, elle en a. Un cercle de regards incrédules ou naïfs ou encore tentés, entoure cette femme de caractère qui ne trouve aucun mal à faire la différence avec les autres vendeurs d'herbes et de grigri. 
    Tous se retrouvent dans son boniment. Ils s'identifient aux malheurs qu'elle décrit. Une jeune bédouine au teint mate et à la tête voilée sort du cercle des observateurs. Elle pose 20 DH sur la table. Son regard est d'une incommensurable tristesse. De quel mal peut-elle bien souffrir? Pas de mari? Pas d'enfants? Battue? La foule ne sait pas, mais on devine que son mal est profond. Tout le monde baisse la tête et attend le jugement de la “vendeuse d'espoir”. Nous n'en saurons rien, elle s'entretient avec sa cliente en apparté. Puis la jeune femme fond en larmes. En fait, c'est cela: ces larmes sont sa cure, je n'en doute pas une seconde. Cette possibilité de pleurer, légitimée par la foule, de sentir qu'on bénéficie d'une écoute, quelle que soit sa nature. 
    La marchande la calme par quelques tapotements dans le dos. Les gestes de la business-woman indiquent qu'elle lui montre comment se servir des babioles. “Avant la dernière prière, “t'bekkhher” (comment traduire cela? encense-toi) avec ça et prie pour que tes malheurs s'en aillent. Tu verras que ce que je te donne, c'est plus que des paroles”.
    Ces derniers mots, la bonimenteuse a tenu à ce que toute la foule les entende bien. Son numéro fonctionne à merveille. La première cliente à peine partie, on fait la queue tous âges et malheurs confondus: vieillards chancelants, grand-mères dynamiques, jeunettes toutes fluettes et toutes timides, les joues rosies par le vent de décembre, femmes robustes, dont les rides racontent des histoires de fierté et de combat, puceaux au duvet étincelant... La “vendeuse d'espoir” jubile. Elle relance la foule et débite: “Entre vous et moi, il y a Dieu, contre les sionistes et les mécréants, je prie. Vous n'arrivez pas à avoir d'enfants, votre mari vous bat...”. Et c'est reparti.
    Manifestement, le système de confiance est Dieu, l'islam, ainsi que tous les clichés qui s'attachent (voire entachent) à cette religion (haine des sionistes, même si l'amalgame est largement établi entre juifs et sionistes, le sens profond est sioniste) et les kouffar (mécréants au sens coutumier, tous ceux qui ne sont pas musulmans). 
    Les gens, y croient ferme. C'est son principal argument de vente. Personne n'a envie de savoir s'il y a là-dedans des contradictions ou des hérésies.
    Ma voisine de halka est blasée, elle. Un sourire en coin, elle me dit que c'est du pipeau ce que raconte cette dame. “J'ai essayé maintes et maintes fois... ça n'a jamais marché... elle se moque des gens” me prévient-elle, persuadée que je pouvais être tentée par ses services. Cette voisine de souk est venue de douar Dar El Hamra, à 30 kilomètres de Ribat El Kheir, pour s'approvisionner comme chaque lundi. Elle a vu mon appareil photo, elle me demande de la photographier. Je m'exécute. Toute fière, elle sourit et m'embrasse chaleureusement pour me remercier.
    A côté de cette foule, un autre groupe, plus petit celui-là. Cette fois, c'est du divertissement pécuniaire que propose un jeune homme moustachu. Sur sa table, un volant, duquel dépasse une languette, tourne. Autour du volant des clous enfoncés. Ça ressemble au jeu télévisé “La roue de la fortune”, sauf qu'elle est plus petite, et posée sur une table de fortune (c'est le cas de le dire!). Entre chaque clou, un appareil photo, un réveil, une calculette sortie estropiée d'une guerre mondiale et trois “entre-clous” sont vides. 
    Le principe du jeu est simple: vous misez 5 DH; si la languette s'arrête sur un appareil photo ou autre chose, vous récupérez vos 5 DH… plus 50 DH! Si la languette s'arrête sur un espacement vide, vous perdez votre mise. A vue d'oeil, les risques de perdre sont minimes... Mais si ce même oeil “zoome” sur les pieds du propriétaire de la table, il remarque une autre languette qui sort comme une petite pédale du bas de la table. Cette languette est contrôlée par le pied du moustachu... En fait, quand il le décide, le joueur perd ou gagne selon ses calculs de rentabilité. Il lui suffit d'une pression sur la pédale. Ce n'est pas sans fierté d'avoir débusqué l'arnaque avant de m'être fait avoir que je m'éloigne de la troupe.
    “Hey ma soeur, prends-nous en photo”. “Hey, et moi alors tu ne me prends pas en photo? Tu as pris en photo mes animaux? Ça sera 50 DH... Non, te fâches pas, je rigole, mais prends-moi en photo avec ce magnifique bibi (dindon)”. “Dis, tu vas faire un tour tout à l'heure du côté des vendeurs de carottes? Moi, c'est Abderrahmane, je te hélerais pour que tu nous prennes en photo mon frère, mes carottes et moi”. Dans ce souk rural, moi citadine, je m'attendais à un accueil froid et soupçonneux à la vue d'un objectif tenu par un bipède de sexe féminin, en pull rouge, lunettes de vue (certains persuadés que j'étais “étrangère”, parlaient en arabe à mon sujet. Je me délectais en passant près d'eux de leur jeter un digne “Salam alikoum”... Que j'aurais aimé immortaliser ces yeux écarquillés suivis de sourires de surprise!). 
    Pas la moindre froideur, bien au contraire, je me suis retrouvée sollicitée de tout bord pour prendre des photos, en promettant honteusement de les rapporter dès que je le pourrais (les chances sont proches de zéro). Une dame avec ses deux petites filles vend des œufs de dinde à 1,50 DH pièce. Au premier contact, je lui propose d'acheter deux de ses œufs. Elle me toise de haut et me dit qu'elle vend “la douzaine ou rien”. Bon, je m'éloigne rapidement et me laisse porter par d'autres effluves et d'autres paysages. Bien plus tard, vers midi, je la retrouve, il ne lui restait plus que quatre œufs. Elle me sourit et me propose de lui prendre ses 4 œufs restants. Je souris à mon tour, et marchande une photo d'elle avec ses petites filles. Finalement, ce sera une photo de sa petite fille (8 ans) sans la mère. Raison invoquée: son mari n'aimerait pas... Il risque, dit-elle, de la battre s'il la surprend se faire photographier. Je suis surprise: peur de la photo et du mari, alors qu'elle vend sa marchandise seule au milieu du souk?! Mais la surprise a vite fait de passer. Ce ne sera pas la seule femme à avoir fui mon objectif. La pudeur dans toute sa splendeur... Mais surtout la crainte du mari et du père. 
    Du côté du bétail (kssiba, selon le jargon de la région), on marchande dur. Les propriétaires ne font aucune concession et sont intarissables sur les atouts de leurs bêtes. Côté acheteurs, on cherche le dénigrement et la consultation des dentitions pour vérifier l'âge. Beaucoup sont rentrés bredouille de ce souk. La plupart, acheteurs et vendeurs, n'ont pas pu s'entendre sur les prix. “Cette année, l'aïd sera cher. Regarde cette chèvre. Elle a neuf mois et elle est toute maigre. Elle coûte 450 DH!” commente un vendeur de caprins en exhibant fièrement la dentition de la jeune bête. A en croire les explications d'un berger venu de loin, “en cette période, le souk est haut” (souk talea). Il faut comprendre que le marché est peu propice aux transactions. Il a bien plu. Le pâturage est disponible, les bêtes sont grassement nourries et les éleveurs pas pressés de vendre.Juste à côté, une gargote de fortune, montée avec des bâches en plastique, propose de quoi manger. On peut y prendre du thé chaud et de la harcha pour 5 DH le tout. Le commerçant qui tient la baraque m'explique qu'il fait tous les souks de la région. Il vit ou plutôt survit de ça. Basé à Fès, toute la semaine, il accompagne les différents souks: celui de Tahla, Menzel, Karia Ba Ahmed, Bir Tam Tam. “Cela ne me rapporte rien du tout, mais c'est mieux que de mendier”, avoue-t-il, l'air désabusé.



    Bonjour des villes, bonjour des champs


    Pour un citadin, le nombre de bonjours et de sourires francs recueillis dans cette région frappe. Je me suis amusée à calculer le taux de salutations au fur et à mesure que je me dirigeais vers Fès. 100% près de Ribat El Kheir, 0% à l'arrivée de Fès. C'est normal, me diriez-vous. En zone rurale, les routes servent aux voitures, comme aux “carrossa”, aux animaux et aux hommes. Qui plus est, la population est peu nombreuse comparativement à une ville. Les gens peuvent se permettre de saluer toutes les voitures qui passent. Accordé pour les bonjours. Et les sourires alors? Mes interlocuteurs ruraux sont beaucoup plus chaleureux et francs que ceux des villes. Je n'en démords pas. C'est en passant quelques jours parmi les habitants d'une zone rurale qu'on sent à quel point la vie urbaine a tendance à dénaturer le comportement humain. Les statuts sociaux y sont plus exacerbés, les protocoles plus nombreux selon que l'on se trouve en situation professionnelle ou non. Les ruraux ont conservé leur franc-parler et sourient plus facilement.



    Un douar pauvre mais généreux


    Le douar de Tafejeght est situé dans une plaine entre deux montagnes du Moyen Atlas, à 62 km de Ribat El Kheir. Les quelques maisons sont construites en roche. Les toits sont faits avec des troncs d'arbre, du bambou, reliés avec du fil, du plastique et de la terre. La terre est peu fertile, caillouteuse et l'eau se fait rare. Les habitants de ce douar sont extrêmement pauvres. Une pauvreté absolue, rare. Mais ils sont d'une générosité tout aussi rare. Si je n'étais pas entrée dans leur maison, boire le thé et manger le mlaoui avec de l'huile d'olive succulente (vous avez dit valorisation des produits du terroir?) avec la maîtresse de maison… je les aurais tout bonnement offensés. C'est incroyable comme la chaleur et la générosité semblent inversement proportionnelles à la richesse des fois. 

    Mouna KADIRI

    L'ECONOMISTE 


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